Précédemment, cela ne nous était pas paru si évident, et pourtant, c’était devant nous, dès le début. Les auteurs reconnus et les aspirants. Les noms croisés mille fois au détour des allées des librairies, et ceux n’évoquant rien à personne. Les parcours qui n’ont plus rien à prouver, et ceux qui démarrent à peine…

Lors de la résidence Pierre Feuille Ciseaux, il est tellement question de création, de contraintes, du travail et de l’œuvre que cela ne laisse guère de place pour les simagrées autour du « parcours », de la « carrière ».
Très naturellement, tout le monde se met à bosser avec tout le monde, dans un élan communicatif et qui montre très vite que c’est bien dans cette voie que se situent les enjeux à relever. Et sans calcul, mais avec parfois un peu d’appréhension, la création apparaît, signée des uns et des autres, des uns avec les autres. Et cela motive le reste de la troupe à emboîter le pas…
C’est bien l’une des choses qui caractérise, au fond, ce qu’aspire à être Pierre Feuille Ciseaux : un laboratoire que les vaillantes figures anciennes comme leurs jeunes et enthousiastes disciples arpentent d’un même pas inspiré.

Lors de la seconde édition, en octobre deux-mille dix, tout le monde avait trouvé intéressante (et marrante) l’idée de Lisa Mandel de démarrer un projet de bande dessinée « industrielle« , « à la japonaise » : plus de quinze auteurs se désignent chacun un rôle précis dans la création d’une histoire, l’écrivent, mettent en place les dialogues, dessinent les premiers traits de ce que seront les personnages, les décors, découpent l’histoire, puis la dessinent, l’encrent, composent le lettrage, certains ayant même la mission de « remplir les noirs » ou de « remplir de hachures »…
L’idée était de relever le défi de pondre plus de trente planches en communauté, sans que chacun ne tente de damner le pion de son voisin, en « laissant l’ego au placard » : on laissait l’originalité de chacun à la porte, on oubliait ce qui faisaient les caractéristiques du dessin d’untel ou d’untel. Là où Pierre Feuille Ciseaux espérait avoir convoqué des univers très personnels, tout ce petit monde s’oubliait le temps d’un projet commun, jouant le jeu d’un réel travail collectif. Le résultat de ce remue-méninges de groupe prenait alors la forme d’un petit fanzine aux aspirations scénaristiques certes déstabilisantes, mais surtout d’un projet mené à terme (« Speed complot à l’italienne« ).
Si le pari peut sembler relevé à bien des titres (ne serait-ce que parce que ce projet un brin fantaisiste a bel et bien été réalisé jusqu’au bout : un premier petit tirage a été proposé aux visiteurs du week-end d’ouverture au public du laboratoire Pierre Feuille Ciseaux), la notion à relever est donc que le talent concentré lors de cette semaine est bel et bien supérieur à la somme des qualités des auteurs présents, quelques soient leurs parcours, leurs carrières, leur âge.

Dans le même temps, plusieurs autres collaborations ont su nous motiver à faire perdurer l’expérience, à reconduire cette résidence.
LL De Mars a invité Juhyun Choi à continuer un exercice débuté lors de cette même seconde édition : des mois après, ces deux auteur n’ont de cesse de se tendre de multiples perches incitant à la prise de risque permanente lors d’un « ressac » ; c’est le nom de cet exercice qui se joue à deux, et dont la contrainte principale est pour le second joueur de supprimer puis d’ajouter la moitié des cases du strip réalisé par le premier. Répétant l’opération à tour de rôle, l’exercice peut durer indéfiniment, provoquant souvent en filigrane une réflexion sur la donnée temporelle de cet exercice né dans l’émulation collective. Une fois chacun revenu à son quotidien d’auteur souvent isolé, les directions prises surprennent encore plus que l’intense intelligence et la belle poésie ayant émergé des profondeurs du laboratoire.
A des années-lumière du projet décrit plus tôt, ce ressac laisse chacun de ses auteurs découvrir et repousser l’autre dans d’intimes retranchements souvent surprenants, et bien plus que probants.

Nous ne listerons pas les multiples collaborations ayant vu le jour lors de cette manifestation encore toute jeune, mais nous pouvons toutefois citer la venue à la Saline royale, lors de l’été deux-mille dix, des suisses Alex Baladi, Ibn Al Rabin, Yves Levasseur, Benjamin Novello et Andreas Kundïg, venus mettre en branle l’énorme chantier qui est le leur : après des années à proposer aux publics de moultes festivals de bande dessinée des quatre coins du monde leur atelier de création collaboratif appelé « La fabrique de fanzines », l’idée leur est venue de réaliser un ouvrage évoquant les diverses choses qui les stimulent autant dans le fanzinat, ainsi que les réussites les plus satisfaisantes pour eux. L’ouvrage sortira en septembre/octobre de cette année chez Atrabile, l’éditeur historique des auteurs de ce collectif ; et la bande sera présente pour un événement de taille, plus détaillé dans le programme de PFC#3 : La Fabrique se marie ! Il ne faudra pas manquer ça.

Lors de la dernière édition du Festival BD à Bastia, ce sont Etienne Davodeau, Marc-Antoine Mathieu, David Prudhomme, Troubs et Rabaté qui présentaient un projet collectif dont on parlé un peu partout, et qui porte le nom de « Rupestres ». Ce projet, impulsé par David Prudhomme, était au coeur de la première édition de Pierre Feuille Ciseaux, en 2009. Tous ces auteurs (sans Rabaté, retenu au montage de son premier film, mais avec Emmanuel Guibert) ont passé une semaine à la Saline, à produire dessins, peintures, mélanges audacieux et tentatives plastiques que l’on retrouve pour la plupart dans un beau livre paru au printemps chez Futuropolis.

Dans les jours à venir, c’est au tour d’Isabelle Pralong (auteur de « L’Eléphant », chez Vertige Graphic) et Aurélie William-Levaux (« Menses Ante Rosam », à La Cinquième Couche) de venir terminer ce qu’elles ont débuté lors de leur rencontre à la première édition de Pierre Feuille Ciseaux) :  » Prédictions », cet ouvrage mariant les univers et les écritures de ces deux auteurs très remarquées (malgré peu de livres à leur bibliographies) est également publié grâce à Atrabile, qui a accueilli cette proposition inédite, prouvant une nouvelle fois qu’ils n’en sont plus à leur premier bon coup.

Il y a bien d’autres projets issus de rencontres inopinées, de pistes de travaux communs, qui justifient que l’association ChiFouMi désire attirer votre attention sur la prochaine édition du laboratoire de bande dessinée.
L’émulation, l’opportunité de prendre le temps, de prendre du temps, et les rencontres inattendues forment plus que jamais ce qui pourrait ressembler à un formidable moteur.

C’est à ce titre que pour sa troisième édition, Pierre Feuille Ciseaux creusera encore davantage son « casting » : seront également présents des auteurs en devenir qui auront montré leur intérêt pour la chose bande dessinée lors des éditions précédentes : ils ont pu être étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Besançon ou de celle de Bruxelles, et présents lors des workshops mis en place les années passées, et leur énergie, leur motivation, et surtout leur talent justifient pleinement leur présence à Pierre Feuille Ciseaux. Au choix souvent cornélien qui détermine la liste des auteurs présents, s’ajoute désormais pour nous la difficulté de devoir également sélectionner, parmi plusieurs jeunes créateurs fort inspirés, celles ou ceux qui pourront rejoindre leurs « anciens ». La tâche est rude, mais ô combien stimulante !

En plus d’une poignée d’auteurs présents dès la première édition (quatre en tout, qui feront office de « forces de propositions » durant la semaine de résidence), nous accueillerons pour la première fois deux auteurs argentins, alors en résidence longue durée à la Maison des Auteurs de Bande Dessinée d’Angoulême, où quelques-uns des plus beaux talents contemporains ont usé leur crayons. Il s’agira là d’un rapprochement notable entre les franc-tireurs bisontins de l’association ChiFouMi (qui organise Pierre Feuille Ciseaux) et de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême, qui décide ainsi de « reconnaître » notre manifestation.
Mais cela n’est pas tout…
Parce que le langage de la bande dessinée stimulante s’enrichit chaque jour aux quatre coins du monde, Pierre Feuille Ciseaux étendra également son rayon d’action au niveau géographique, en invitant des auteurs venus d’un peu partout.
La scène indépendante américaine n’a jamais été aussi enthousiasmante : qu’à cela ne tienne, trois de leurs représentants traverseront l’Atlantique pour s’essayer à l’exercice Pierre Feuille Ciseaux.
Cette semaine de résidence étendra également son champ d’action à l’Afrique du Sud ou au Liban, tout en continuant à scruter la diversité de la scène scandinave, et à creuser dans le formidable terreau frontalier, de la Belgique à la Suisse.

Comme à l’accoutumée, l’essentiel de la troupe sera constitué d’une liste absolument subjective d’auteurs qui nous semblent assez talentueux pour qu’on puisse envisager de les précipiter une semaine entre eux, et entre les grands murs de la Saline. Auteurs à l’œuvre singulière, rares ou reconnus, exigeants et curieux, ils seront plus d’une vingtaine à composer le moteur de cette troisième édition, à accepter de passer une semaine sous contraintes.
Nous espérons que dans leur sillage, vous vous laisserez tenter par l’expérience, et viendrez soutenir ce bel élan de vouloir tenter des choses faites en marge de la route la plus connue ; les détours ne sont pas toujours une perte de temps…

L’Association ChiFouMi.